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Bonjour Jacques Brasseul, vous êtes économiste et universitaire, spécialiste de l’histoire économique, auteur de plusieurs livres sur le sujet (Petite histoire des faits économiques : Des origines à nos jours, Histoire des faits économiques : De la Grande Guerre au 11 septembre, Histoire de la globalisation financière : Essor, crises et perspectives des marchés financiers internationaux). Nous aimerions aborder avec vous aujourd’hui la question de l’économie de l’après-Covid pour essayer d’apporter des éléments de réponse grâce à l’éclairage d’évènements semblables survenus au cours de l’histoire, tout en gardant à l’esprit les différences de contexte entre notre actualité et ces situations.

En se concentrant sur des pandémies contemporaines (grippe espagnole de 1918, choléra, grippe de Hong- Kong de 1969 passée inaperçue en France à cause des évènements de mai 68 mais tout aussi meurtrière que le Covid19) et avec des modes de contagion ou des symptômes pneumologiques similaires (sortons aussi le SIDA qui n’a jamais nécessité de confinement), quelles similarités et différences majeures structurelles (démographiques, sociétales, économiques, médicales…) voyez-vous entre ces situations ?

Jacques Brasseul (JB) : « La peur de l’inconnu, la menace de mort, une espèce de sidération devant un invisible effrayant, expliquent pourquoi le confinement a été dans l’ensemble bien accepté et suivi. Une autre explication qui a été donnée de ces mesures exceptionnelles, arrêt de l’économie pendant au moins deux mois, serait que nous sommes devenus plus sensibles à la mort, plus « peureux », après de longues décennies où rien ne menaçait, à part les maladies connues, et qui semblaient toutes en voie de diminution, avec de plus en plus de solutions médicales efficaces. Nous aurions oublié la fragilité de notre condition du fait de cette croyance dans un progrès toujours plus étendu, surtout dans le domaine médical.

Les trois-quarts de siècles qui viennent de s’écouler nous ont en quelque sorte fait croire à un monde toujours plus sûr, toujours pacifique (par rapport à la première moitié du XXe siècle), rempli de progrès technologiques et médicaux les plus divers et les plus impressionnants. Nous avons été pris à froid par cette catastrophe, nous sommes tombés de haut, nous rendant compte tout d’un coup que la grande peste du Moyen Âge n’était pas finalement si loin que ça, que nous n’étions pas sur une autre planète, dans un autre univers. En exagérant un peu bien sûr. »

Quels ont été les impacts économiques de ces pandémies et lesquels de ces impacts semblent pouvoir s’appliquer à notre situation ?

JB : « Les impacts économiques des pandémies du XXe siècle ont été moindres que l’arrêt quasiment complet que nous vivons actuellement. Même pour des cas beaucoup plus meurtriers comme la grippe espagnole. Rappelons que celle-ci frappe en 1918-1919, et que les années qui suivent sont à l’exception d’une crise économique en 1921, des années de croissance et d’exubérance (les Années folles), liées justement à la fin de la pandémie, à la fin de la guerre mondiale, et aux nouvelles technologies qui se répandent rapidement (radio, automobiles, biens électroménagers divers, cinéma, etc.). La crise de 29 qui suit et plonge le monde dans la dépression pendant dix ans n’a rien à voir avec la pandémie de 1919, dix ans se sont écoulés, mais tout à voir avec les dysfonctionnements d’une société de consommation qui n’a pas encore trouvé ses bases.

Aucun de ces impacts ne semble s’appliquer, la grippe espagnole a tué énormément plus de monde, les autres ont tué dans des amplitudes comparables mais n’ont pas fait l’objet du confinement de plus d’un milliard de personnes à travers le monde. »

Un évènement comme le Covid19 est-il suffisant pour déclencher une crise économique mondiale de grande ampleur ? Par quels mécanismes une crise sanitaire comme celle-ci peut-elle se répandre dans toute l’économie ?

JB : « Les mécanismes sont simples, on arrête de travailler, donc on arrête de produire. La baisse de la production nationale annuelle (le PIB) est estimée entre 10% et 30%, c’est énorme, même la dépression des années 1930 n’a pas produit des effets aussi brutaux. De nombreuses entreprises vont fermer, le chômage va s’étendre, et dans les pays du Sud, la situation de tous ceux qui travaillent dans le secteur informel est intenable avec les confinements. Si vous gagnez votre vie au jour le jour, il est impossible de vous tenir enfermé à dix dans un taudis. Raison pour laquelle une partie des autorités prend position contre la fermeture, comme on le voit au Brésil.

Mais en comparaison, il y a beaucoup d’éléments positifs qui demeurent, et permettent de croire à une reprise rapide, dans la deuxième partie de 2020 et en 2021 :

  • Il n’y a pas de destruction massive, comme en 1918 ou en 1945, ni de pertes d’hommes énorme, comme lors de ces mêmes périodes, tous les équipements sont là, toutes les techniques sont disponibles, les hommes pour travailler et les mettre en œuvre aussi, les entreprises sont prêtes à repartir comme avant.
  • Il ne s’agit pas d’une crise économique structurelle, comme en 1929, mais d’une crise sanitaire provoquant un arrêt artificiel de l’économie. Et bien sûr, par rapport aux années 1930, les outils de politique économique sont beaucoup plus affutés, de même que la compréhension des mécanismes. »

La situation économique française d’avant la crise du Covid semblait déjà un peu à bout de souffle (déficit abyssal, modèle économique en perte de vitesse à cause de la désindustrialisation galopante et les limites du tout tertiaire). Certains parlent même du révélateur Covid, la France ayant soudainement réalisé qu’elle était dépendante de l’étranger pour des approvisionnements aussi vitaux que les médicaments, les respirateurs, les masques… Pensez-vous que la France sera plus longue à s’en remettre que d’autres pays ?

JB : « Le problème en France est celui d’une longue stagnation, d’un chômage élevé, d’une extension de la pauvreté et de pouvoir d’achat (revenus et salaires réels) en berne. La France est le seul pays occidental qui n’ait pas réformé son économie, et elle en paye le prix. Nous avons 500 000 fonctionnaires de plus qu’en Allemagne, avec quinze millions d’habitants en moins… Tout est dit devant ces chiffres. Nous sommes englués dans l’étatisme. L’hôpital est un exemple, toutes les données montrent que les postes de fonctionnaires, de bureaucrates, de gestionnaires, etc., n’ont cessé d’augmenter alors que celui des soignants stagnait. La différence entre l’Allemagne et la France apparaît ici de façon évidente, et guère à notre avantage.
L’Etat n’a cessé de croître depuis quarante ans, le nombre de fonctionnaires également, les dépenses publiques, et donc les impôts aussi, tandis que la plupart des pays environnants ou comparables, comme la Suède, le Danemark, l’Allemagne avec Schroeder, la Hollande, l’Autriche, les pays Baltes, la Nouvelle Zélande, et d’autres, ont libéralisé leur économie, réduit le chômage, favorisé la croissance et la hausse des revenus, amaigri l’Etat pour le rendre plus efficace et le limiter à ses fonctions essentielles. Il n’y a pas de mouvements comparables aux Gilets jaunes dans tous ces pays, et la raison est bien claire : moins de mécontentement, plus d’emplois, des salaires plus élevés, moins de privilèges de la Nomenklatura étatique, et pas un Etat obèse et inefficace, bien qu’il soit omniprésent. »

Pour conclure sur la crise du Covid ?

JB : « Il est difficile de conclure sur la reprise de l’économie et le retour au statu quo ante, car nous sommes toujours dans le brouillard, y aura-t-il une deuxième vague ? Y aura-t-il un vaccin ou des remèdes efficaces rapidement ? Comment l’Afrique et l’Amérique latine vont s’en sortir ? L’arrivée de l’été va-t-elle mettre fin au virus ? On aimerait être optimiste et considérer que les mesures prises ont été trop brutales, disproportionnées, pour une maladie dont la plupart guérissent, qu’on a pris en quelque sorte une masse pour écraser une mouche, que des pays mieux organisés et mieux préparés, comme la Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong, et ici l’Allemagne, le Portugal ou l’Autriche, donnent des exemples positifs, mais peut-être est-ce s’avancer un peu trop. La vérité est qu’on ne sait pas encore.

Une des formules qui revient souvent depuis février est : « Attendons quelques semaines, on y verra plus clair », mais les semaines passent, les mois passent, et le brouillard est toujours là. »

 

Propos recueillis par Véronique JANIN
Directrice BU Finance, AUDAE

5 Comments
  • Jacques Brasseul
    Posted at 11:02h, 27 mai Répondre

    Désolé pour la faute, lire :
    L’arrivée de l’été va-t-elle mettre fin au virus ?

    • audae-editeur
      Posted at 22:27h, 27 mai Répondre

      C’est corrigé. Merci de nous l’avoir signalé.

      • Jacques Brasseul
        Posted at 22:13h, 28 mai Répondre

        Merci !
        Il y en a une autre :
        « Les trois-quarts de siècles »

        de siècle

  • Jean-Claude Hubi
    Posted at 13:10h, 27 mai Répondre

    Le fond des incertitudes réside dans la méconnaissance de ce virus. Impossible de programmer avec un peu de sûreté une réaction adaptée tant que l’on connaît si mal l’ennemi (points faibles et points forts du virus, possibilité de « deuxième vague », immunité des personnes guéries, création d’un vaccin, mutations prévisibles…). L’effet le plus destructeur sur l’économie tient à cette incertitude qui empêche de mettre en place une réaction utile.
    Cette incertitude s’accompagne des déclarations les plus disparates de tous les petits malins qui savent mieux et plus que les experts ; dans le tas, certains auront forcément raison et apparaîtront, au pire, comme des gourous.

    C’est le deuxième aspect de l’incertitude, qui n’est pas économique et qui, à mon avis, est intellectuellement le plus dangereux : le déferlement des phraseurs qui, ne pouvant plus voir dans cette épidémie une punition divine parce que ce n’est plus à la mode, proclament que « la planète se venge », « nous avons mérité ça », ‘l’écologie nous sauvera ». A tout malheur il faut un responsable, donc un coupable, et aujourd’hui c’est l’humanité.

    J’aime la modestie de Jacques Brasseul qui doute, et c’est une attitude scientifique. Quand nous aurons passé ce cap il serait judicieux de l’écouter et de faire maigrir tous les mammouths de France…

    • Jacques Brasseul
      Posted at 22:15h, 28 mai Répondre

      Merci J.-Cl. ! 🙂

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